vendredi 16 décembre 2016

Le pays qui te ressemble


La dernière fois, je vous ai annoncé que nous parlerions de la famille, et je vous avais présenté Dysfonctionnelle, d’Axl Cendres. Je continue aujourd’hui.

Avec son roman Le pays qui te ressemble, Fabrice Colin, a lui, tenté et réussi une échappée des terres imaginaires et science-fictionnelles dans lesquels il a construit jusqu’ici l’essentiel de son œuvre. Et le résultat est une suite de péripéties souvent hilarantes, bâties autour d’un secret de famille. Pourquoi les deux jumeaux de 15 ans, Jude et Lucy, s’embarquent avec leur père pour un long voyage assez pittoresque et mouvementé, financé entièrement par leur grand-mère, l’excentrique Marilyne ?. C’est ce que Lucy, promue narratrice par Fabrice Colin, raconte. Le père, qui vient de perdre sa femme, ignore pendant les trois quarts du livre le but exact de cette expédition, que lui cachent ses enfants et sa belle-mère au prix de contorsions alternativement comiques et dramatiques. Un peu dépressif, il se laisse mener à Rome, Montreux, Oxford, Hong-Kong. Fabrice Colin noue progressivement les fils de l’intrigue. 

En fait, c’est une quête, voire une enquête que conduisent les jumeaux et leur grand-mère. Que cherchent-ils exactement ? Vous le saurez en lisant le livre. Si cette famille-là fonctionne et dysfonctionne, c’est évidemment en raison du deuil qui vient de la frapper : l’épouse et mère vient de disparaître. Mais c’est aussi parce que ce deuil en cache un autre, ce fameux secret de famille qui est le ressort de tant de romans. Il y a un fantôme, fantôme que deux psychanalystes, Torok et Abraham, ont défini un jour de la meilleure façon qui soit : « le travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre. » 

Un dernier conseil avant que je ne vous lise un extrait : surtout, évitez la quatrième de couverture, qui détruit en quinze lignes une grande partie du suspense habilement mis en place par l’auteur. 

Au début du livre Lucy est chez sa psy. En fait Lucy est ici ce qu’on appelle « le patient désigné », celui qui, dans une famille, se soigne à la place de tous les autres qui en auraient bien plus besoin, père, mère frères et sœurs !

Le pays qui te ressemble - Fabrice Colin - Albin Michel Jeunesse - 2015 (304 pages, 14 €).

Pour réécouter cette chronique sur RCF Loiret (extrait lu à 2:24) :


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vendredi 9 décembre 2016

Dysfonctionnelle



Puisque nous sommes dans le temps de Noël, je vous propose, à partir de trois livres assez différents, de vous montrer au cours des semaines à venir quel parti les auteurs pour la jeunesse tirent du thème de la famille. Je vous dois un avertissement liminaire : littérairement parlant, celle-ci ne se conforme pas forcément au modèle « Un papa, une maman » que la Manif pour tous a tenté naguère de faire breveter. Est-ce la nécessité d’éprouver des personnages dans des situations plus romanesques ? Toujours est-il que les auteurs contemporains, sans renier ce qui fait l’ancrage vital de la plupart des enfants et adolescents, ne peuvent pas ne pas prendre en compte la diversité nouvelle des configurations familiales, décomposées, recomposées, pour le meilleur et pour le pire.  Ce pourquoi la famille reste envers et contre tout le lieu de vie tout à la fois le plus tendre, le plus tragique et le plus comique.

Commençons aujourd’hui par la famille « dysfonctionnelle ». Dysfonctionnelle, c’est le titre d’un roman, paru en 2015 chez Sarbacane. La dédicace qu’y a inscrite son auteure, Axl Cendres vaut tous les résumés : « A toutes les familles dysfonctionnelles qui ne marchent pas « comme il faut » mais qui tiennent debout quand même. » C’est l’histoire d’une tribu bigarrée, quatre filles (aînées) et trois garçons, kabylo-polako-judéo-catholiques. C’est aussi la rencontre entre Sarah, une princesse des beaux-quartiers et une bergère surdouée de Belleville, la narratrice. La bergère en question, Fidèle, dite Fifi, ex-Bouboule car elle a abusé du Nutella dans sa jeunesse, a été dotée par sa créatrice d’une folle énergie qui la fait passer par tous les états de la matière. 
La traversée, de l’enfance à l’entrée dans la vie adulte, est mouvementée. Les univers ethnico-religieux se télescopent dans un joyeux foutoir, pied-de-nez à une laïcité coincée. Le tragique de l’Histoire ressurgit périodiquement : de la mémoire brûlée des camps nazis qui hante périodiquement la mère, juive polonaise convertie au catholicisme aux atrocités du GIA dans l’Algérie des années 90. Au bilan des genres, les filles s’en tirent plutôt mieux que les garçons. L’amour supporte tout, y compris un paternel proéminent derrière le comptoir de son bar Au Bout Du Monde, aussi fidèle que bancal (nombreux passages par la case prison), musulman modèle kabyle, saucisson et sauvignon compris. C’est l’une des rares figures masculines qui ne soit pas démonétisée, avec laquelle Fifi entretient des rapports aussi fusionnels que virils. Au dénouement, happy end, la rencontre de l’intelligence et de la beauté aura facilité grandement les choses. Dysfonctionnelle est un conte de filles entre fées ou un conte de fées entre filles. Vous choisirez la formule qui vous convient quand vous l’aurez lu.

En podcast sur RCF Loiret (écoutez un extrait du livre à 2:59) :



Dysfonctionnelle - Axl Cendres - Sarbacane X' (306 pages, 15,50 €)

vendredi 2 décembre 2016

Le bain de Berk



Dans son livre consacré à l’album, intitulé sobrement Lire l’album [1], Sophie Van der Linden note que ce qui est sans doute le premier livre placé entre les mains d’un enfant, bien avant qu’il ne parle et a fortiori qu’il ne lise, est d’emblée une école de l’image. L’enfant apprend d’abord à lire les images, qui sont les premières à lui faire signe, bien avant les chiffres et les lettres.

Cet album, souvent, va être tenu à quatre mains : deux petites, encore maladroites, pressées de se glisser entre les feuilles, en avant, en arrière, de les froisser - « attention ! » - voire de les déchirer - « oh non, regarde ce que tu as fait ! » - et deux grandes qui aident l’enfant à apprivoiser ce drôle d’objet coloré, dépliant, qui semblait inerte lorsqu’il était sagement posé sur son étagère, en deux dimensions, mais qui tout à coup s’ouvre en 3D, s’anime et se multiplie, aussi fragile qu’un papillon, aussi inusable qu’un galet. Notons au passage une première caractéristique de l’album qui découle de cette situation : il a deux destinataires, un enfant  et un adulte. L’album doit donc s’adresser et plaire aux deux et son créateur aura dû, pour y parvenir, déployer son art à deux niveaux d’écriture, aussi bien d’ailleurs dans le registre des mots que dans celui des images.

Deuxième caractéristique de l’album : il y a un rapport d’interdépendance entre les images et le texte. Cette interdépendance s’exprime de plusieurs façons, elle n’est presque jamais de simple redondance entre le texte et l’image, tenus pourtant de s’illustrer l’un l’autre. L’image « dit » parfois des choses que le texte ne peut articuler ; de son côté le texte peut délimiter l’image, la compléter ou en révéler certains aspects absents ou invisibles. Texte et image sont comme deux puissances qui se sont alliées et se fondent dans le livre, sans jamais se confondre. D’ailleurs entre texte et image, il peut y avoir une distance, ironique, celle qui s’exerce à plein dans la caricature de presse mais qui prend généralement des teintes plus douces dans l’album. Le texte est aussi une sorte de guide au royaume des images : c’est Roland Barthes qui formule le plus clairement cette fonction : « Le texte, écrit-il, dirige le lecteur entre les signifiés de l’image »[2].

Troisième caractéristique de l’album. L’interdépendance du texte et de l’image que je viens d’évoquer a partie liée avec le rapport de dépendance de l’enfant à l’adulte. Si l’image est accessible à la simple vue, l’écrit est un trésor encore caché que seul peut délivrer la voix de celui qui sait lire. C’est donc avec le concours de l’adulte, qui peut d’ailleurs être une grande sœur ou un grand frère, que l’enfant met en place sa lecture du monde via l’album, ou plus exactement sa découverte du monde en tant que chose à décrire, à mettre en paroles, paroles qu’il saura un jour retrouver dans les mots. L’apprentissage de la lecture commence donc bien en deçà de la rencontre des mots écrits : dans la face à face avec l’image. C’est ainsi que l’enfant de nos contrées apprend à se représenter une girafe et à dire le mot « girafe » bien avant qu’il puisse en croiser une dans la vie réelle. Ce monde imaginaire, qui s’enrichit tous les soirs et flotte au-dessus de son lit avant qu’il ne s’endorme, se constitue peu à peu en lui, paroles et images entrelacées, sons et couleurs, enrichi de tout ce qui est perçu avant même de pouvoir être nommé.

Cet imaginaire en voie de constitution est à la racine de son autonomie à venir et de sa curiosité, en bref de tous ses apprentissages futurs. Hors de l’album, point de salut. Cette autonomie vis-à-vis de l’adulte s’ébauche très tôt, quand l’enfant commence à se raconter des histoires dans sa tête, en jouant seul ou avec d’autres. Et quand il se saisit lui-même des livres pour « lire comme un grand » lors même qu’il en est encore incapable et qu’il ne fait que mimer cette activité.

Ces bonnes paroles étant dites, passons aux travaux pratiques et ouvrons l’album de Julien Béziat, intitulé Le bain de Berk, publié en septembre dernier par Pastel, filiale belge de l’école des loisirs. Ou plutôt : examinons-le. Sur la couverture, il y a de l’eau, beaucoup d’eau, d’où émerge un bec jaune, deux yeux, une tête coiffée d’un bonnet. Au dos, sur ce qu’on appelle la 4ème de couverture, cinq paires d’yeux nous dévisagent, émergeant de ce qui semble être le bord d’une baignoire, ce que confirme le petit texte exclamatoire qui sert d’appât au jeune lecteur en lui faisant soupçonner une bêtise, texte à dire d’une voix bien adulte : « Mais qui a encore mis de l’eau partout dans la salle de bains ! ».

C’est bien évidemment la porte d’une salle de bains que l’on ouvre en tournant la page pour entrer dans le bain de Berk le canard. L’incipit de l’album, en français ses premiers mots, annonce en même temps un drame et une structure narrative complexe : « L’autre jour, un truc terrible est arrivé dans mon bain. C’est Berk, mon doudou, qui me l’a raconté ». Le narrateur, vraisemblablement un enfant, rapporte une histoire que lui a racontée son doudou. Les doudous, comme chacun sait, parlent. La baignoire apparaît par la porte entrebâillée. Sur un bord sont posés trois jouets de bain inertes, comme tous les jouets de bain du monde. Les deux pages suivantes déploient les acteurs du drame à venir : non pas trois mais quatre jouets de bain et le doudou Berk posé à la hâte sur le bord d’en face. L’histoire va réveiller ses cinq personnages mais je ne vous révélerai pas la suite, vous laissant la découvrir. Je dirai seulement que Julien Béziat développe un récit proprement haletant, qui se termine dans un éclat de rire… éclaboussant, c’est le moins qu’on puisse dire. Vous relirez ce livre cent fois sans vous lasser.

Je n’ai qu’un conseil à donner à celui qui lira l’histoire Le bain de Berk à voix haute : qu’il s’entraîne auparavant en répétant plusieurs fois :
« gléglégligliglangleuglin », « chéchéchichichancheuchin » et « blébléblibliblanbleublin »

Le bain de Berk - Julien Béziat - Pastel (40 pages, 13,50 €)

En podcast sur RCF Loiret (je vous raconte - comme je peux - l'album à 3:43...) :







[1] Lire l’album, Sophie Van der Linden, L’atelier du poisson soluble, 2006.
[2] In L’Obvie et l’Obtus, Essais critiques III, p. 31 cité par Sophie Van der Linden, p. 90

Les étincelles invisibles

  Nous sommes à Juniper, un petit village écossais proche d’Edimbourg. Adeline, dite Addie, a 11 ans et deux sœurs jumelles plus grandes, Ni...