vendredi 26 janvier 2018

Marche à l'étoile

Dans les pas d'un jeune esclave américain en fuite




Coincée entre le génocide des populations indigènes du continent nord-américain - ces « Indiens » longtemps cantonnés aux rôles de sauvages sanguinaires dans les westerns de notre enfance - et l’esclavage des noirs d’Afrique arrachés à leur terre natale pour mettre en valeur celle du Nouveau Monde, la mémoire des Etats-Unis travaille et souffre encore. Quels chemins cette mémoire doit-elle emprunter pour que la vérité des origines, souvent sanglante et brutale, vienne éclairer le temps présent sans la blesser à nouveau ?

Hélène Montardre a pris le parti de la fiction pour raconter un bout de l’histoire de la traite négrière, en prenant bien soin de montrer que celle-ci s’est jouée de part et d’autre de l’Atlantique. Marche à l’étoile, son dernier livre, c’est d’abord l’itinéraire de Billy, un jeune esclave fugitif de 15 ans, enfui de sa plantation, traqué tout au long de sa cavale par un chasseur d’esclaves aussi endurant qu’implacable. La première partie du roman nous fait traverser l’Amérique de 1854 du Sud au Nord, de la Géorgie au Vermont. Billy « marche à l’étoile », celle dont on lui a appris qu’elle montrait le nord. C’est son seul viatique. Suivant la voie d’un mystérieux Underground Railroad, réseau de fortes et tranquilles volontés qui sauva tant d’esclaves fugitifs, l’autrice immerge son jeune héros dans les quatre saisons d’une nature immense et magnifique, tantôt protectrice tantôt menaçante. Elle donne au passage un grand coup de chapeau à tous ces Américains, et singulièrement aux Quakers, qui surent recueillir, cacher et aider bien des Noirs en fuite jusqu’au Canada avant que n’éclate la terrible Guerre civile américaine.

Lorsque l’histoire de Billy s’achève commence une autre quête, contemporaine celle-là. Jasper Stone est un jeune Afro-américain, de l’âge de Billy, qui hérite à la mort de son grand-père, la mémoire d’un lointain ancêtre, qui n’est autre que… Billy lui-même. Cet héritage s’empare de lui comme une énigme à résoudre et bientôt comme une passion mémorielle à assouvir. Jasper va en quelque sorte refaire le chemin de Billy à l’envers, chemin qui lui fera même franchir un océan pour retrouver les véritables racines de son histoire dans un port français.


Hélène Montardre a écrit un magnifique roman d’apprentissage dédoublé par le temps. Nous pensions connaître l’histoire de Billy, dans son âpre simplicité, et Jasper nous la fait relire et découvrir. C’est une enquête complexe qu’il entreprend dans un monde compliqué, le nôtre. Mais l’obstination qu’il met, un siècle et demi après, à déplier le passé, le mille-feuilles des crimes, des hontes, des trahisons et des silences, est le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à son ancêtre, auquel il doit la vie et la liberté.

Pour écouter cette chronique sur RCF Loiret (extrait lu à 2:50) :

Marche à l’étoile - Hélène Montardre - Rageot (428 pages, 14,90 €)

vendredi 19 janvier 2018

Passionnément, à ma folie



Quand ce récit commence, Gwenaëlle dite Gwen, 17 ans, est dans la clinique du bien nommé Dr Lacasse pour ramasser les morceaux de son petit moi éclaté par terre et pour essayer de les recoller. Elle est bien persuadée qu’elle va y arriver toute seule, parce qu’elle est bien incapable de s’imaginer autrement que toute seule, au fond du trou qu’elle s’est creusée elle-même. Les amies ont disparu, ne restent que les parents, qui manifestent à chacune de leurs visites combien ils sont, eux aussi, malheureux et incapables de comprendre le geste de leur fille.

Les raisons de sa présence entre quatre murs blancs capitonnés tiennent en effet en deux lettres : TS. Les raisons de sa TS tiennent en une seule initiale, W, W pour William, le beau gosse du lycée dont elle s’est entichée au point qu’il tenait son existence entière entre ses mains. Le jour où il l’a lâchée, Gwen est tombée de très haut, très fort et il n’y avait plus rien ni personne autour d’elle pour la rattraper, tant William avait fait le vide autour de celle qui croyait être aimée absolument, inconditionnellement et pour toujours.

Dans sa clinique, Gwen commence à se souvenir et elle écrit, et le carnet qu’elle remplit de son histoire se fait livre sous nos yeux de lecteur. Le problème, c’est que se rappeler qu’on a été aimée, l’écrire, c’est continuer à penser, envers et contre tout et tous, qu’on l’est encore.

Le chemin est donc long pour Gwen, entre ses griffonnages journaliers et ses rencontres régulières avec le Dr Lacasse, à qui elle ne veut rien dire et dont elle ne veut rien entendre. Jusqu’au jour où…

L’Orléanaise Gwladys Constant nous conte de façon très réaliste l’histoire de l’emprise progressive et irrésistible d’un garçon sur une fille ni plus bête ni plus naïve qu’une autre. On pense évidemment au modèle du « pervers narcissique », très à la mode. Donnant la parole à sa narratrice, notre autrice s’interdit tout commentaire « surplombant ». Les amies, Lucile, rencontrée à la clinique, Claire, que William, horrifié en apprenant qu’elle était lesbienne, lui avait fait rejeter comme d’ailleurs ses autres amies du lycée, et bien sûr le Dr Lacasse, offrent au récit de Gwen des échappées, des trouées de lumière, évitant qu’il ne se réduise à un monologue trop obscur et étouffant.


Avec ce livre, Gwladys Constant fait peut-être mentir Marguerite Duras qui affirmait que « l’écriture ne sauve de rien ». Car c’est bien notamment en écrivant que Gwen remonte peu à peu à la surface de sa vie.

Pour écouter cette chronique (extrait lu à 2:35) :

Passionnément, à ma folie - Gwladys Constantéditions du Rouergue, collection doado (207 pages, 13,20 €)

vendredi 12 janvier 2018

Ni lire, ni écrire !

Mon papa ne sait pas lire ?!



Le monde de l’édition pour la jeunesse française est très riche, même si ses autrices et auteurs sont loin de l’être tous. A côté des poids lourds du secteur, une multitude de petits éditeurs cherchent et trouvent leur place auprès des auteur·e·s et, plus péniblement, sur les tables surencombrées des libraires. Kilowatt est un de ceux-là, aux côtés par exemple du Muscadier. Ces éditeurs proposent fréquemment à leurs lecteurs une littérature engagée. D’aucuns pourraient, à juste titre parfois, redouter de voir paraître, sous cette appellation, des livres dégoulinants de bons sentiments et d’intentions politiques naïves, où l’ambition littéraire serait sacrifiée à quelque message à transmettre à la jeunesse.

Les livres d’Yves-Marie Clément échappent, me semble-t-il, à cet écueil, combinant style, lisibilité et cette forme d’engagement qui ne trompe pas quand il est aussi, hors écriture, celui d’une vie. Ainsi, Kilowatt, l’éditeur mentionné, a publié récemment Ni lire, ni écrire, un petit récit de 41 pages, lisible à partir de 7/8 ans, annonce la 4ème de couverture.

Zoé vient tout juste d’apprendre à lire quand elle s’aperçoit d’une chose  étonnante que son papa avait réussi à lui cacher jusqu’ici : il ne sait ni lire, ni écrire, d’où le titre du livre, qui n’est pas une revendication, mais le constat d’un fait social bien réel.

Dans notre pays, on estime que 5 % de la population ayant été scolarisée en langue française, en France ou à l’étranger, est illettrée. Dans les études sur le sujet, l’analphabète est celui qui n’a jamais appris à lire ni à écrire, cas rarissime chez nous, alors que l’illettré est celui qui a appris, souvent mal, et qui a « oublié », la plupart du temps à la suite d’un parcours de vie difficile qui a pesé d’abord sur sa scolarité. De ce fait, il éprouve des difficultés à lire, qu’il vit comme insurmontables, et dans la gêne et la honte quand, arrivé à l’âge adulte, il n’arrive plus à masquer son handicap.

Zoé se fiche évidemment des statistiques. La révélation, dans les circonstances que l’on va voir, que son super papa à elle ne sait pas lire, la submerge d’une émotion incontrôlable. Cela lui semble à peine possible et à peine croyable. Comment s’en sortir ? On ne racontera pas ici comment Yves-Marie Clément dénoue la chose. Son récit se joue à deux voix alternées, celle de Zoé et celle de Cédric, le papa, mis en quelque sorte au pied du mur par le cheminement scolaire de sa fille.


Et c’est dans une librairie où Zoé traîne son papa, très réticent, que le mur va se présenter… (extrait lu à 2:55)



Ni lire, ni écrire ! - Yves-Marie Clément - Kilowatt éditions (48 pages, 7,30 €)

Les Mille vies d'Ismaël

 C'est un peu étrange de penser qu'on est au bout de sa vie alors même qu'on ne l'a pas encore commencée. C'est pourtant...